Erwan Le Morhedec, avocat, vient de publier Fin de vie en République, aux éditions du Cerf. Dans cette tribune écrite pour ActuaLitté, il évoque des questions fondamentales, sur le rapport à l’existence. Un de ces discours qui apportent le débat contradictoire, souvent essentiel.
« Aujourd’hui, Docteur, je suis heureux. »
« Ah, très bien. Et pourquoi êtes-vous heureux, spécialement aujourd’hui ? »
« Eh bien, regardez : ils sont tous là. »
L’homme, assis au bord de son lit, s’est levé pour saluer ce médecin de soins palliatifs appelé pour apporter son expérience. Il est un peu âgé, il a une démence légère, il est dialysé. Il est heureux, parce que sa femme et ses enfants sont réunis. Il ignore qu’ils sont tous là pour décider, avec ses médecins, mais sans lui, d’arrêter sa dialyse notamment parce que, on peut le comprendre, son épouse est épuisée. Épuisée par la maladie et les trajets à l’hôpital.
On va donc arrêter sa dialyse, ne lui laissant que quelques jours à vivre encore. Et si ce médecin a refusé d’avaliser la décision déjà prise, il l’a accueilli dans son service jusqu’à sa mort quelques jours plus tard.
« Formidable ». Cet homme a un cancer très avancé. Son médecin et sa famille ont jugé qu’il valait mieux qu’il meure avant de connaître les souffrances insupportables qu’ils pensent inéluctables. Alors, ils lui présentent une nouvelle perfusion, lui disent que c’est une nouvelle chimiothérapie. Il répond « formidable ». Et il meurt. Pas de visée machiavélique, d’héritage à précipiter, non, l’amour de ses enfants, sincèrement convaincus de lui offrir la plus belle mort, celle que l’on ne voit pas venir, même s’il n’a pas eu son mot à dire.
Et puis il y a cette femme, malade oui, souffrante certes, mais bien vivante, joviale, sauf certains jours. Ces jours-là, ce sont les jours de visite de son frère, qui l’aime, mais ne supporte pas de la voir comme ça : ce n’est pas elle, ça n’est pas une fin digne. Il pleure, et elle, elle termine ses jours de visite dans les larmes.
Je n’ai pas besoin d’un roman, je n’ai pas besoin d’un film, je n’ai pas besoin de fictions. La réalité, les soignants de soins palliatifs me l’ont racontée. Ils m’ont raconté ces morts décidées sans le patient, et ces pressions diffuses de proches bienveillants. Certains, déjà, enfreignent l’interdit. D’autres, par amour aussi, imposent parfois une pression involontaire. Il y a aussi ces soignants qui, par fatigue ou en raison de leurs propres angoisses, laisseront le temps en suspens juste un peu trop longtemps, avant de répondre à ce patient fatigué, angoissé souvent, déprimé parfois, qui demande si cela vaut vraiment la peine de continuer comme ça.
Quant à nous, c’est après une vie entière passée dans notre monde épris d’efficacité, de maîtrise, de jeunesse et de beauté que nous arrivons à ce moment où la maladie nous dépossède parfois, à cet instant où nous devrions pouvoir nous abandonner. Alors, moi, l’« ultime liberté »… je n’achète pas.
Il y avait 1000 centenaires en 1970. Il y en aura 200.000 en 2060. Le dernier rapport de la Commission Fédérale belge de Contrôle et d’Evaluation de l’Euthanasie nous apprend que les euthanasies ont concerné à 88 % des personnes de plus de 60 ans, et à 68 % des personnes de plus de 70 ans. Là-bas, on a trouvé une catégorie qui permet de leur ouvrir droit à l’euthanasie : la polypathologie. En d’autres temps, on aurait appelé ça la vieillesse : la vue que l’on perd, une arthrite prononcée, un peu d’incontinence. Et parce qu’il y en a qui ne se sortent pas si mal de leurs vieux jours, la Belgique débat de la possibilité d’une euthanasie « pour vie accomplie ».
Alors, si l’on nous convainc de l’euthanasie au nom des souffrances insupportables, si l’on nous présente les cas réellement tragiques des maladies neurodégénératives, au bout du compte ce sont les vieux qu’on euthanasie. Et des vieux, il y en aura beaucoup dans cette société qui, la même année 2021, a failli légaliser l’euthanasie dans les cris de victoire des députés, et a abandonné la loi Grand âge et autonomie — comme un avant-goût du renoncement à la prise en charge au profit de la « solution » immédiate.
François Mitterrand avait raison, qui disait à Marie de Hennezel : « Je suis bien sûr pour que l’on aide à mourir, mais le jour où une loi donnera à un médecin le droit d’abréger la vie, nous entrerons dans une forme de barbarie, parce que vous serez très nombreux, très vieux, plus tard et que la société n’est pas bonne. On fera pression sur des personnes âgées pour qu’elles aient l’élégance de demander la mort et de ne pas peser. »
Vous le savez, on parlera bientôt de « société vieillissante ». C’est un poids, une « société vieillissante ». Dans cette société qui ne fait pas grand-chose pour eux, dans ces EHPAD trop souvent mal dotés et en sous-effectif, ces hôpitaux que la crise nous montre au bout du rouleau, isolé souvent, nos vieux ne voudront pas l’imposer. Nous ne voudrons pas l’imposer. Allez encore me parler de liberté.
Vous voulez l’encadrer ? Un fait, un seul : les propositions de loi en discussion prévoient certes l’instauration d’une commission de contrôle, mais il est écrit que, si elle constate qu’une euthanasie est illégale, la commission « peut » la signaler au procureur. Elle n’y est pas obligée. La logique interne est transparente : on pose des garde-fous, et les conditions de leur contournement.
Notre condition humaine n’est pas idéale, elle reste tragique. Il reste, c’est vrai, des cas limites, des demandes que l’on ne peut satisfaire sans faire courir de plus grands risques à toute la société. Mais on n’abandonne pas ces malades. Il y a pour eux tant à faire, tant à être fiers, et frères. Car il existe dans notre société des êtres lumineux, des gens qui, viscéralement opposés à l’euthanasie, sont là chaque jour pour soigner, toucher, écouter, apaiser, rire, cuisiner, danser, chanter et faire avec chacun son dernier chemin. Mais pas assez, pas partout. Si nous voulons mener un combat pour la fin de vie, c’est celui-ci. Mais, de grâce, n’éteignons pas la lumière.
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