Chère famille,
Je suis bien arrivé et je tenais à vous le faire savoir sans tarder, sachant le souci que vous vous faisiez à mon sujet. Il est vrai que c’est le premier grand voyage que je fais ainsi, et vous étiez en droit de vous poser quelques questions.
Je vous remercie pour vos fleurs et vos couronnes qui m’ont bien fait plaisir. Si je les ai laissées sur place, ce n’est pas par distraction mais j’ai pensé qu’elles seraient mieux en bas. Ici c’est déjà plein de fleurs.
Le petit chapelet que vous m’avez mis entre les mains avant mon départ a fait ici le meilleur effet auprès de la réception. J’ai eu droit à une chambre donnant sur l’éternel.
Demain, je dois être présenté à la Direction. On me laisse entendre que j’aurai une surprise! Je crois savoir que le grand Patron serait une femme de couleur.
Il va falloir s’y faire!
Hier j’ai rencontré notre arrière-arrière-arrière-grand-père. C’est fou ce qu’oncle Eugène peut lui ressembler ! Il m’a très gentiment demandé de vos nouvelles. J’ai dit que, hélas ! elles étaient bonnes et qu’on n’était pas près de vous voir arriver.
Il m’a fait faire le tour du propriétaire, c’est grand! Après, on est allé essayer des auréoles pour la cérémonie de demain; elles sont en or et hors de prix, aussi j’en ai choisi une plaquée or pour ne pas dépenser tout mon argent en un seul achat.
Arrière-arrière-arrière-grand-père m’a appris à la tenir bien droite à cinquante centimètres au-dessus de ma tête; c’est assez difficile. Arrière-arrière-arrière-grand-père m’a dit qu’il suffisait d’y croire. Pour le moment, elle tombe tout le temps.
C’est énervant!
Ce matin, à la cantine des cantines, j’étais assis à côté de Jules César, ça fait un drôle d’effet. Jules parle la bouche pleine et m’a raconté, en latin, la guerre des Gaules. Il paraît qu’il fait la même chose avec tout le monde et qu’on l’évite comme la peste.
Je me suis inscrit à la chorale, comme vous me l’aviez conseillé, pour éviter les corvées de patates.
Voilà ! C’est tout ce que je vois à vous dire pour aujourd’hui. Surtout ne vous faites pas de souci pour moi. Tout va pour le mieux dans le meilleur de l’autre monde.
Je vous embrasse.
Pierre
P.S. : J’ai oublié, en partant, mes lunettes sur la table de nuit. Vous pouvez les confier au gardien du cimetière qui les fera suivre par le prochain convoi.