Rencontre avec Catherine Le Grand-Sébille, enseignant-chercheur en socio-anthropologie de la santé, et anthropologie de la mort pour nous éclairer sur la façon dont sont formés les soignants au sujet du deuil et à l’annonce de la mort.
Les soignants sont souvent amenés à faire l’annonce de la mort aux familles. Sont-ils formés pour cela au cours de leurs études ?
Catherine Le Grand-Sébille : Les soignants sont globalement très mal formés en France sur ces sujets considérés à tort comme périphériques au métier que ces jeunes vont exercer. Mais il nous faut différencier les cursus des études en santé pour y repérer des écarts marqués : les études infirmières par exemple, font depuis plusieurs dizaines d’années une place plutôt conséquente à la réflexion sur la mort. Je me souviens d’être allée, il y déjà une trentaine d’années, donner cours et conférences sur les morts périnatales dans les écoles d’infirmières, de sage-femmes ou de puéricultrices. Vous remarquerez que ces métiers se déclinaient au féminin dans l’intitulé même des lieux de formation.
En fait, en faisant référence au care (l’attention aux autres, le prendre soin), il semblait légitime de « penser » la mort dans les pratiques soignantes. C’est là, un savoir précieux qui manquait, et qui manque toujours, à d’autres professionnels de santé.
Dans les facultés de médecine, la situation est encore différente mais ô combien problématique. Sur la mort, pendant longtemps, il n’y a rien eu – rien, c’est-à-dire pas une minute sous quelque forme que ce soit – car personne ne la pensait, personne n’osait en parler, et ce silence était stupéfiant. Grandissant dans une représentation victorieuse et curatrice consensuellement admise par tous de la médecine, le médecin en formation ne rencontrait la mort que comme une erreur, une aberration qui n’est pas de son ressort, et le cadavre comme une terreur ou faisant l’objet « dégradé » et indigne de manifestations carabines.
Il a même le plus souvent, cet étudiant en médecine, choisi le contraire, c’est pour « sauver des vies » qu’il a embrassé ce métier ! Le deuil et ses conséquences n’étaient pas davantage enseignés. Tout ceci s’est progressivement amélioré, mais il y a encore tant à faire.
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Comment cela se passe t-il dans le cadre des études de psychologie ?
Catherine Le Grand-Sébille : Dans les études de psychologie, c’est davantage au deuil de façon plus présente depuis le début du XXIe siècle – qu’on accorde de l’importance dans les programmes des enseignements.
Très étrangement, ces formations étaient – et sont encore – tout à fait coupées des dimensions concrètes de la mort : fréquenter les chambres mortuaires et funéraires, observer comment on s’occupe du corps d’un défunt, comment s’organise le bon déroulement des rites, connaître les transformations très rapides du corps humain avec la technique de la crémation, ou beaucoup plus lentes de la thanatomorphose quand est fait le choix de l’inhumation … tout ceci est inconnu des psychologues quand ils sortent de l’université, alors qu’ils vont très souvent, dans les établissements de soin où ils seront amener à travailler, devenir les délégataires des questions concernant la mort et le deuil. Ceci a des effets, notamment celui de la psychopathologisation parfois excessive du deuil, alors que c’est un processus humain fragilisant mais normal. Or, les cas de complications avérées sur le plan somatique ou psychique sont rares.
Comment expliquez-vous un tel vide sur ce sujet pourtant essentiel dans le cadre de l’exercice médical ?
Catherine Le Grand-Sébille : Je suis d’accord avec vous, cela devrait être considéré comme essentiel. Michel Hanus – qui m’a beaucoup appris – écrivait en 2001 que le médecin généraliste, qui est souvent le confident des familles, devrait être un relais essentiel dans l’attention et la prévenance adressées aux endeuillés. Mais, disait-il très justement, la difficulté vient du fait que les médecins ne reçoivent aucune formation sur ces sujets, aussi réagissent-ils en fonction de leurs croyances, de leur expérience, et de leur intuition personnelle.
Il lui semblait, très justement, qu’un minimum de connaissances sur les dimensions sociales et symboliques de la mort, comme sur le deuil, ses complications et son accompagnement était nécessaire. Vingt ans après, c’est loin de s’être développé malgré l’essor hospitalier des soins palliatifs et l’existence de formations universitaires en médecine palliative. Ces enseignements sont optionnels, malheureusement, et très peu d’étudiants les suivent. La mort n’est pas au programme des études de médecine, et c’est comme une béance qui handicape, au lieu de protéger, les médecins apprenants.
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Y a t-il une bonne façon d’annoncer la mort à un proche d’un défunt ? Si oui, quelles sont les règles à respecter ? Cette annonce peut-elle être faite au téléphone ?
Catherine Le Grand-Sébille : Nous pouvons dire – après avoir recueilli en trente ans le témoignage de plusieurs centaines de familles endeuillées – qu’il y a de mauvaises façons : la précipitation, l’absence de signes et de gestes d’empathie, la volonté de faire taire le chagrin ou la colère. C’est évidemment mieux quand cette annonce est faite par des professionnels sensibles et respectueux des émotions qu’ils provoquent, si possible dans un lieu accueillant et réconfortant. Mais nous le savons, l’hôpital n’offre pas toujours un espace rassurant au moment de l’annonce du décès, annonce qui se fait d’ailleurs assez souvent au téléphone. C’est alors le ton de la voix, le respect des pleurs, la qualité du silence, la sobriété des mots utilisés qui vont compter, et dont les proches vont pour toujours se souvenir.
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Ces recommandations varient-elles en fonction des circonstances de la mort, qu’elles soient soudaine ou inattendue ?
Catherine Le Grand-Sébille : Hors institution, en cas d’accident notamment, agents de police, gendarmes, pompiers, médecins urgentistes sont dans la situation difficile de faire ces annonces extrêmement douloureuses dans un contexte de totale impréparation pour ceux qu’il va falloir prévenir. Souvent, ceux qui ont à faire l’annonce n’y ont pas été non plus vraiment préparés. « On bricole », disent-ils. Je me souviens par exemple de ce médecin urgentiste m’expliquant qu’il n’était pas très à l’aise avec les mots, aussi choisissait-il de parler peu et d’accompagner par la position corporelle l’annonce du décès.
Il proposait de s’asseoir ensemble, ou s’accroupissait pour être à la hauteur de celui ou celle qui s’était affaissé, effondré par la nouvelle. Il continuait alors de parler doucement, avant de serrer longuement la main, de celui ou ceux qu’il allait quitter pour reprendre le cours de sa vie professionnelle. « Au plus loin des postures de cowboys que nous fantasmions à la fac quand nous voulions tous être urgentistes ! » ajoutait-il.
Un autre me rapportait son besoin d’inspirer profondément avant de prononcer, « Il est mort », ou « c’est fini ». C’était sa manière de « faire attention » à comment il le disait.
Si le moment de l’annonce et ses conditions sont importantes, l’autre point à mentionner, me semble-t-il, est de veiller à ne pas laisser seule cette personne destinataire. S’assurer que quelqu’un puisse la rejoindre, être à ses côtés (un parent, un ami, un voisin qui est apprécié). Il s’agit de prendre ce temps, précieux, de s’assurer d’un relais possible. Dans la mort, nous avons besoin des autres.
Faire cette annonce difficile peut-il s’apprendre ?
Catherine Le Grand-Sébille : Tout ceci s’apprend, pour peu qu’on considère avec importance ces ruptures majeures dans nos vies. De multiples témoignages qui sont aujourd’hui publiés et facilement accessibles peuvent être de bons supports pour s’y préparer, pour s’en parler entre étudiants, mais aussi avec les enseignants, les formateurs. Je pense par exemple au très beau livre « Avant que j’oublie » de Anne Pauly, qui exprime si justement et dans une langue si vive, combien devenir orpheline alors qu’on est adulte, confronte à l’expérience radicale de la perte.
Discours et récits variés ouvrent vers une compréhension plurielle qui est au plus loin des cloisonnements professionnels qui m’apparaissent aujourd’hui tout à fait délétères. Les agents mortuaires qui apportent souvent beaucoup d’humanité dans des locaux qui ne sont pas toujours chaleureux pourraient ainsi expliquer aux futurs soignants – étudiants en médecine compris – comment ils font pour écouter, apaiser et accompagner les familles endeuillées. Les personnels de l’accueil des familles dans le funéraire pourraient aussi participer – ainsi que des pompiers ou des gendarmes – à ces échanges qui seraient très réconfortants pour ceux qui appréhendent d’être confrontés à la mort et à son annonce.
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Comment les soignants appréhendent-ils ce moment de la mort qui advient ?
Catherine Le Grand-Sébille : Ils le redoutent et malheureusement le ressentent comme un échec. Je crois qu’ils sont à la fois très seuls et insuffisamment mobilisés pour changer les pratiques et les représentations.
Il nous incombe d’être lucides et d’identifier les points d’achoppement qui persistent et contribuent à faire de la mort, l’échec d’une médecine qui ne sait pas toujours renoncer à la toute-puissance et au dogmatisme. Comme l’écrit le psychiatre Pierre Canouï qui a beaucoup travaillé sur le deuil des soignants, à l’activisme de l’hypertechnologie médicale, fait place alors le désarroi, le deuil de la puissance médicale. C’est pourquoi, préconisait-il, il faut étendre cette réflexion sur le deuil des soignants aux échecs et aux limites de la médecine.
J’ajouterai qu’il nous faut analyser le contexte socio-historique contemporain où la mort apparaît souvent clivée de la vie, où l’on ne traite, en médecine, que depuis peu, des liens qui enserrent la mort et le symbolique. Ce qui fait qu’il est fréquent d’oublier non seulement les émotions, mais aussi la dimension indispensable des rites pendant ces traversées périlleuses que représentent l’agonie et l’entrée dans la mort, que celles-ci se déroulent à l’hôpital ou au domicile. Il est même très récent que la médecine hospitalière les tolère dans leur diversité culturelle et cultuelle.
Cependant, il ne faut pas nier que si l’institution hospitalière a longtemps escamoté l’avènement de la mort dans ses services pédiatriques et d’adultes, une réflexion tendant à l’amélioration de la qualité de l’accueil des familles et des soins jusqu’à la fin de la vie et même après le décès, mobilise tout de même un certain nombre d’équipes dans toutes les régions françaises. Appuyons-nous sur ces avancées pour interroger aussi certaines contradictions : comment se fait-il que les soignants soient plus sensibles et sensibilisés à la réalité de la mort en maternité et en pédiatrie, qu’en EHPAD, par exemple ?
Le silence, le déni qui pèsent non seulement sur la mort des personnes âgées elles-mêmes, mais aussi sur le chagrin des co-pensionnaires ou la peur de mourir seuls chez les autres résidents devraient faire l’objet d’une réflexion de fond à l’échelle nationale, surtout dans cette période où le COVID a fait tant de victimes – silencieuses parce que réduites à des chiffres – dans les établissements médico-sociaux.
Les soignants sont-ils supervisés ou existent-ils des groupes de paroles pour aborder ces sujets ?
Catherine Le Grand-Sébille : Ces groupes existent mais ils sont peu fréquentés. Certaines supervisions disparaissent faute de participants. Sauf dans les unités de soins palliatifs où il est absolument admis que se réunir pour échanger sur ses éprouvés est un engagement nécessaire et valorisé. Dans les autres services où règnent le déni de la mort, l’escamotage des affects, le discours tonitruant de la guérison, du combat contre la mort, de l’injonction à se montrer résilient, il n’y a pas de place pour la reprise en équipe des épreuves traversées par les professionnels.
Si ces groupes n’existent pas ou sont même craints ou moqués par les professionnels en poste, c’est sans doute parce que c’est trop tard. Il aurait fallu dès les années de formation initiale montrer que les responsables d’établissements sont attentifs aux effondrements intérieurs, aux souffrances éthiques des étudiants, pour les rendre à leur tour plus empathiques envers les patients qu’ils auront à accompagner. C’est ce pourquoi je partage le combat du Dr Valérie Auslender, qui dans son livre, « Omerta à l’hôpital », montre combien les questions de la violence dans les lieux de formation médicale et infirmière abiment ces futurs professionnels et combien leur est préjudiciable l’injonction de taire la violence dont ils sont victimes ou témoins.
De même , il y aurait à engager une réflexion élaborée et multidisciplinaire sur la mort, il y a tant à leur apprendre et ces jeunes sont demandeurs de connaissances que les adultes peinent à leur transmettre. L’épaisseur des gênes et des silences des formateurs finissent par recouvrir et éteindre ces attentes, et c’est dommage.
Existe-t-il des formations dédiées aux soignants pour mieux appréhender ce moment de la mort et du deuil ? Militez vous pour qu’il en existe ?
Catherine Le Grand-Sébille : J’ai essayé de le faire pendant les années où j’animais avec le psychiatre et psychanalyste Pierre Delion, dans la faculté de médecine dans laquelle j’enseignais, un certificat intitulé Corps & Médecine. Cet enseignement optionnel a été brutalement supprimé alors que nous pouvions y parler très librement – pendant une trentaine d’heures – de la mort, du vieillissement, de la douleur, de la violence dans les soins, avec des étudiants de deuxième et troisième années.
Ceci grâce aux outils de la médecine narrative, en visionnant des films et des documentaires, en partageant nos ressentis autour de textes littéraires et d’écrits réalisés par ces futurs praticiens. La place donnée aux émotions mais aussi à l’exigence d’élaborer ensemble une pensée sensible amenait plusieurs d’entre eux à s’inscrire les années suivantes en certificat d’accompagnement et soins palliatifs. La filiation a été rompue avec l’arrêt de notre enseignement. J’étais si triste d’apprendre que pour cette dernière année universitaire, l’enseignement facultatif de soins palliatifs n’a pas pu ouvrir faute d’inscrits.
Quels sont vos projets à ce sujet ?
Catherine Le Grand-Sébille : Je ne renonce pas à aider à faire revenir la mort et le deuil dans le discours social et soignant, à rappeler que ce sont des réalités essentielles de toute existence, et qu’il est passionnant d’y consacrer attentions et recherches. Ce sera maintenant dans le cadre de l’association Questionner Autrement le Soin, que nous avons créé en 2011, que se poursuivra ce travail. Parce que nous avons une haute idée de cette forme particulière d’activité humaine, qu’est le soin auprès des autres souffrant, nous sommes affectés par ce qui vient oublier la mort dans la vie.
Il s’agit donc pour moi de continuer à développer les savoirs disciplinaires variés sur la mort et le deuil et les capacités d’alerte éthique, de raisonnement, d’argumentation, de dialogue autour d’enjeux moraux, sociaux et politiques, que je crois comme vous, essentiels.
Bibliographie de l’auteure
- Le foetus, le nourrisson et la mort, co-direction avec M-F. Morel et F. Zonabend, L’Harmattan, 1998.
- Pour une autre mémoire de la canicule. Professionnels du funéraire, des chambres mortuaires et familles témoignent, co-direction et rédaction avec A. Véga, Vuibert, coll. Espace éthique, 2005.
- L’éthique à l’épreuve des violences du soin, co-direction avec D. Davous et E. Seigneur, Erès Poche, dans la coll. Espace Ethique, 2015
- « Le don du corps à la science: volontés, usages, commémorations », co-direction du numéro avec J.Bernard, Etudes sur la mort, L’esprit du temps, diffusion P.U.F., n°149, juin 2016
- « Boire et manger autour de la mort », co-direction du numéro avec G. Pornin, Etudes sur la mort, L’esprit du temps, diffusion P.U.F., n°152, 2019
- « Vêtir les morts aujourd’hui », in Les rites funéraires en Méditerranée, ed. UMR.CNRS.LISA /Université de Corse, 2020, (à paraître)
- « Fermer l’institution aux familles ? Péril dans la relation et confiscation des malades et des morts », in Pandémie 2020. Mobilisations éthique et sociétale face aux défis, sous la dir. de E. Hirsch, Les Éditions du Cerf, 2020 (à paraître)
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