Jean-Louis Trintignant, Claude Allègre et Étienne Mougeotte ont un point commun. Ils apparaissent dans la liste “nécroloto” de Morgan, morlaisien de 31 ans. Derrière ce mot-valise se cache un jeu de paris sur la mort de célébrités. Chaque janvier, ses adeptes se creusent les méninges et couchent sur le papier le nom des stars qu’ils verraient bien passer l’arme à gauche dans les 12 mois à venir.
Un nécroloto pour « l’amour du jeu »
Morgan pratique depuis 2007. « Un pote m’envoyait un texto dès que quelqu’un de célèbre mourrait, d’autres s’y sont mis. On s’est dit : ce serait rigolo qu’on fasse tous nos listes de prévision ! » Le jeu s’esquisse sur un forum, moyen de discussion privilégié avant l’avènement des réseaux sociaux. La bande de potes grossit, chacun invite quelques amis ou collègues, à la manière d’un club privé. En 2018, ils étaient 18 participants à proposer une liste de dix noms.
« À chaque fois qu’il y a un mort connu, je reçois des messages » s’amuse également Camille, 31 ans, parisienne. Pour elle, le jeu s’appelle RIP – relevé des individus perdus, mais le principe est le même. Dans sa compétition, il faut choisir trois morts “normales” et une mort “surprise”, une personnalité relativement jeune et en bonne santé, dont on n’attend pas le trépas. Cette dernière, bien sûr, rapporte plus. Pour le cru 2020, elle mise sur Alain Delon, Line Renaud, Valérie Giscard d’Estaing. Et le numéro complémentaire … Étienne Daho.
Un extrait du forum de discussion de Morgan et ses amis
Pour calculer les points, Morgan et ses amis se réfèrent à l’âge du doyen de l’humanité, auquel ils déduisent l’âge du défunt de leur liste. Le système récompense les audacieux, qui s’aventurent hors du cercle des nonagénaires.
Le “nécroloto” a ses règles d’or : il est interdit d’influencer la mort d’une célébrité présente sur les listes. On peut, selon les cercles de jeu, gagner un trophée, mais jamais d’argent. Dans la bande de Morgan, d’autres principes ont dû être édictés. Le Finistérien raconte que sa clique et lui allaient même jusqu’à recevoir des alertes google « cancer célébrités ». « D’autres jouaient des mecs inconnus au bataillon, genre un joueur de cricket Néro-Zélandais, mais dont la maladie était relayée dans les médias. » Pas le droit d’inclure des noms de jihadiste, – « de toute façon, ils vont mourir » – ni des personnes qui sont connues pour leur seul état de santé. Pas de Vincent Lambert, donc. Le Morlaisien se justifie : « On a un accord moral tacite: on joue pour l’amour du jeu. Sinon, c’est juste dégueulasse, minable. »
Pratique confidentielle
Outre-Manche, où l’on parie volontiers sur tout et rien (la météo, le prochain pape, ou encore la date où sera prouvée l’existence des extra-terrestres), le nécroloto a une vitrine, un site spécialisé dans le pari morbide. Deathlist.com, par l’intermédiaire de son comité secret, présente chaque année sa liste mortelle depuis 1987, et héberge des forums où des milliers de personnes échangent sur la question.
Sans équivalent dans l’Hexagone, difficile d’estimer le nombre de pratiquants en France. Deux sites ont bien existé – Necroloto.com et Quivamourir.com, mais tous deux rejoint les limbes d’Internet à l’aube des années 2010. Ne reste, dans les résultats de recherches Google, que des occurrences sur d’obscurs forums et des mentions au jeu mortel sur Twitter.
Le RIP de Camille et ses amis
Car le nécroloto se pratique dans une relative discrétion. Cyril raconte : « Ça a commencé par un site internet et un forum privé ». Leurs adresses sont bien gardées, à l’abri du jugement est des regards. « En en parlant avec des gens de l’extérieur, parfois, il y a des gens ont été choqués », confie-t-il. Morgan a fait la même expérience : « J’ai eu des remarques négatives. J’ai voulu y jouer avec mes collègues, ça a fait rire mon boss, mais pas son associé … » Quant à Pauline, elle se souvient : « J’ai un collègue qui m’a confié qu’il trouvait ça morbide ».
Désacraliser la mort ?
Face aux réactions, les trois joueurs ne semblent pas remettre en cause leur participation au jeu. Morgan raconte : avec ses amis, ils étaient « tous gavés » par l’hypermédiatisation des décès de star. « On s’est mis à jouer, car les gens s’approprient le décès des célébrités, c’est l’aspect minable du star système, on en fait des tonnes, comme si c’était hyper triste. C’est faux. » Et il rappelle : « En 2012, j’ai gagné avec Hugo Chavez, Nelson Mandela et Stéphane Hessel, que des gens que j’aime bien. »
Camille philosophe : « Je me dis qu’il faut dédramatiser la mort des célébrités. Une fois qu’une star meurt, et bien elle est morte. On ne souhaite pas la mort des stars. » Pour Cyril, le jeu, c’est presque un acte résistant : « J’avoue, j’ai beaucoup de mal avec le fait de célébrer la mort célébrée sur les réseaux sociaux. Il y a un poids dans la société qui leur est accordé à la vie qui est presque démesuré. C’est évident que des célébrités vont mourir, et elles ne sont pas toutes importantes pour la société. Si Michel Sardou meurt, je vais reprendre un peu de saucisson. »
À l’hyper médiatisation et à l’injonction à l’émotivité, ces nécroloteurs ont fait leur choix : eux prendront la mort à la rigolade.
Cet article a été réalisé dans le cadre d’une session de formation au Centre de Formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ).
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