Don d’organes : quel chemin de deuil pour ceux qui restent ?


Comment faire son deuil suite à un don d’organes vécu comme un double traumatisme ? Lucianne, qui a perdu sa fille, témoigne.

Pouvez-vous nous raconter votre histoire ?

Lucianne : Le 6 Mars 2010, ma vie a basculé. Quand ma fille est morte, quand C’est arrivé. Je dis « ÇA » : pour parler de cet évènement… Dès le début, ce mot a représenté la chose informe et innommable, impartageable…qu’est cette expérience pour moi. C’est un jeune skieur imprudent qui a percuté Emmanuelle de face… Elle avait 24 ans et la vie devant elle. Elle venait de décider d’avoir un bébé avec son compagnon mais n’a pas eu le temps de me l’annoncer. L’hôpital nous a appelés, son frère et moi, pour dire l’accident, la gravité des blessures. Nous sommes partis la rejoindre et là, dans la voiture, la docteure m’a rappelée et demandé si j’étais d’accord pour un « don » d’organes. Je crois que j’ai crié qu’ils ne la touchent pas, qu’ils attendent que je sois près d’elle… qu’elle n’était pas encore morte ! En état de choc, je n’avais qu’une envie : aller la voir. Mais il a fallu écouter les explications : « Blessures très graves, trauma crânien, œdème cérébral, situation désespérée… Et alors pour le don d’organes ? » Ma fille était « candidate au don d’organes ». Son père avait donné son accord. Elle n’était pas encore morte. Moi, je voulais d’abord la voir. La toucher.


Vous arrivez finalement à l’hôpital auprès de votre fille. Que se passe t-il ensuite ?

Lucianne : Après l’angiographie (« il y avait encore un petit flux sanguin » : elle n’était donc pas encore vraiment morte), ils nous ont laissé tranquilles avec elle le reste de la nuit. Le temps que sa sœur nous rejoigne. Au petit matin, l’électro encéphalogramme était plat. Ils ont dit qu’elle était morte. Je les ai crus sur parole. Et j’ai fini par donner mon accord : elle avait parlé de don d’organes et le souhaitait. Son compagnon, son frère et sa sœur avaient dit oui plus tôt dans la nuit alors que je résistais encore… Une transfusion sanguine l’a recolorée , elle est redevenue rose et toujours respirante : elle n’avait pas l’air morte du tout…

Comment s’est passé son prélèvement en vue du don d’organes ?

Lucianne : La journée passée à son chevet fut la plus longue de ma vie… à la regarder sur son lit d’hôpital, lui tenir la main, lui parler… Ils sont venus la chercher une heure avant l’heure dite ! Je n’étais pas prête à la laisser partir, je voulais dire non, je n’ai pas eu le courage. Et les portes de l’ascenseur qui l’emmenait au bloc se sont refermées à la seconde où j’ai pensé qu’il y avait quelque chose de pas normal : « Je donnais ma fille, pas encore morte, aux équipes de prélèvements. » Elle est morte 3 heures plus tard quand ils ont clampé l’aorte pour arrêter son cœur. Pour moi, c’est cette heure là : l’heure de sa mort. La « nouvelle définition de la mort » m’est étrangère. Je l’ai revue, morte et froide au funérarium. Reins, foie, poumons et vaisseaux sanguins ont été prélevés. L’infirmière coordinatrice des prélèvements nous le dira quelques jours plus tard. (Emmanuelle avait dit « pas ses yeux ». Sa sœur : « Pas sa peau »).


Comment vous êtes vous relevé après ce drame ?

Lucianne : Je suis restée en état de choc et de sidération plusieurs mois avant de me remettre lentement à penser. Et à chercher tout ce qui se disait, s’écrivait sur les prélèvements et le don d’organes. A découvrir l’envers de cette pratique… J’ai découvert le « consentement présumé », le « registre des refus » (où je me suis inscrite), la « mort cérébrale (*)» inventée pour permettre de prélever, « l’anesthésie et la curarisation de morts » pas tout à fait morts ; « Maastricht 3 » ou les prélèvements après décision d’arrêt de soins, la grossesse de mères mortes… Et la nausée intérieure ne m’a plus jamais vraiment quittée… La médecine a créé cette « zone grise » (entre la vie et la mort) et pour des raisons utilitaristes, a choisi de placer la mort au début du processus quand moi je le place à la fin… lors de la mort « totale » (cerveau, cœur, poumons incompétents, les 3 ensemble signant la mort).

Comment avez-vous vécu votre deuil malgré ce don d’organes non désiré ?

Lucianne : Pour certains parents, avoir respecté les volontés est un soulagement. Ça donne du sens à la mort. Pour d’autres, c’est un traumatisme rajouté. Ça a été mon cas dès que je me suis penchée sur la réalité. Il faut se débrouiller pour survivre à la mort de son enfant et aux circonstances particulières de cette mort. Les questions deviennent taraudantes et le don d’organes parasite le déroulement du deuil… Pour ma part, je n’ai pas « donné », j’ai seulement consenti, la mort dans l’âme, à respecter sa volonté. Mais elle ne savait rien des conditions des prélèvements ni de l’effet sur ceux qui restent…

Comment se passe le chemin, votre chemin ?

Lucianne : Je suis deux chemins parallèles : le deuil à vivre et le traumatisme du don d’organes à essayer de dépasser, intégrer. Je fais tout ce que je peux pour traverser cette épreuve : en parler avec des amies proches, tout lire (sur le deuil, le « don » d’organes), mettre des rituels en place, écrire, participer à un groupe d’entraide de parents endeuillés, accepter d’être filmée pour un web journal et aussi : faire un DU (**) « deuil et travail de deuil », m’investir dans une association d’aide aux endeuillés, préparer un livre de témoignage sur les effets des prélèvements d’organes sur ceux qui restent…

Pour consulter les associations d’accompagnement du deuil référencées par Happy End, effectuez notre parcours « Je vis un deuil ».

Quelle femme êtes-vous aujourd’hui ?

Lucianne : Tout a changé, je suis une autre… Il y a un avant, un après. Toutes mes croyances dans la vie ont été pulvérisées, tous mes repères… Il a fallu « reconstituer » un peu (mais pas comme avant, ni au même niveau). Il y a de l’impartageable qui colore toutes les relations… Je ne crois pas qu’on fasse jamais le deuil de son enfant, on apprend à vivre avec l’absence, la douleur, le manque, les questions… Mais on ne s’en remet pas toujours. Il reste un endroit en soi où cette mort demeure un scandale absolu, pour moi en tous cas… C’est un deuil compliqué par le procès en cours (une procédure civile est en cours actuellement pour faire reconnaître la responsabilité du jeune skieur, responsable de l’accident) et compliqué par la circonstance des prélèvements d’organes que je ne parviens pas à intégrer dans mon histoire, dans son histoire.

Comment votre entourage vous a t-il accompagné ?

Lucianne : Les autres étaient sidérés par mes questionnements impartageables… Au début, me sentir seule à vivre ÇA, sans aucun partage possible, a été terrible. Je crois que la seule chose qui aurait pu m’aider, c’est que quelqu’un sache m’écouter, supporter ma détresse absolue, mes questions très concrètes. La solitude d’aujourd’hui est à la fois une souffrance et un choix. Il y a un recentrage sur l’essentiel. Les amis se sont éloignés parfois (le chagrin fait peur)… J’ai perdu le mode d’emploi des relations sociales de convenance. « La vie est belle aussi ». Mais pas que…

Vous avez décidé de créer un site d’information très fouillé sur le deuil et le don d’organes, pourquoi ?

Lucianne : Pour garder une trace de mes trouvailles : livres et articles, réflexions personnelles. Pour informer. Pour témoigner des effets douloureux du don d’organes sur certaines familles et contrer le discours officiel qui édulcore la réalité.

Dans votre chemin d’écriture, vous vous êtes rendue compte aussi qu’il serait intéressant de lancer un appel à témoignages, dans quel but ?

Lucianne : Pour mesurer plus objectivement la proportion de proches impactés négativement par les prélèvements. Pour recueillir la parole de gens l’ayant vécu comme moi, mais aussi des témoignages variés : des réactions différentes.

Vous avez aussi enclenché un parcours de formation, qu’est-ce que cela vous apporte ?

Lucianne : Chaque année, il faut que je fasse quelque chose autour du deuil ou du don d’organes… C’était la dernière année pour faire ce diplôme universitaire dans le cadre d’un congé de formation que j’avais demandé. Je peux utiliser ces nouvelles connaissances directement dans mon travail (je suis institutrice).Et ça me donne une légitimité pour parler du deuil en plus de mon expérience personnelle. J’ai besoin de penser cette épreuve. De partager avec d’autres (je pense que c’est toujours bénéfique…).

  • Pour témoigner de votre vécu auprès de Lucianne : rendez vous à cette adresse.
  • Pour consulter son blog, c’est ici !

(*) La nouvelle définition de la mort, instaurée en 1968 et initiée en vue de favoriser les prélèvements d’organes, précise que l’on est désormais considéré comme mort lorsque cesse l’activité cérébrale (mort cérébrale). On parle aussi de mort encéphalique (M.E) en opposition à la mort cardiovasculaire (cessation des activités respiratoires et sanguines). Lorsqu’un mort se trouve à l’hôpital, il est maintenu en vie (survie artificielle) en attendant de vérifier qu’il n’est pas inscrit au registre du refus de don d’organes . Pour les donneurs, le corps est assisté artificiellement jusqu’aux prélèvements. Il présente alors les signes de vie biologique habituels : respiration, chaleur corporelle, teint rose etc. On parle de « mort rose », en opposition à la « mort naturelle ».

(**) Diplôme Universitaire . La thématique de Lucianne est : « L’enfant, la mort, le deuil à l’école primaire. Comment accompagner au mieux ?

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