Et si vous étiez mort physiquement mais toujours vivant virtuellement ? C’est ce que proposent plusieurs entreprises, en créant votre éternité numérique. Envoyer un clin d’œil par sms à un ami depuis l’au-delà, permettre à votre arrière-arrière-arrière-petit-fils de chatter avec votre avatar ou faire reconstruire votre personnalité par le biais d’un robot plusieurs années après votre mort, c’est déjà possible ! Ces services ont déjà séduit des milliers d’entre nous.
L’éternité numérique, un marché florissant
L’entreprise Grantwill assure votre transmission numérique et vous aide à communiquer avec vos proches après votre décès. Imaginé par Frédéric Simode suite au décès de son oncle qui n’a laissé aucune instruction concernant son testament, ce concept permet de programmer des sms, images, vidéos ou documents, que vos proches recevront juste après votre départ ou à une date fixe choisie. La procédure est totalement gratuite. Toutefois, si le stockage des données dépasse 10 Mo, il faudra souscrire un abonnement moyennant 14 euros par an. À la suite du décès d’un utilisateur, un « ange-gardien », désigné par ses soins en amont, est chargé de déclarer sa mort sur la plateforme. C’est cette procédure qui marquera l’envoi des messages programmés. Instruction concernant le testament, la garde d’un animal de compagnie ou témoignages d’affection… Depuis sa création en 2017, la plateforme a enregistré près de 100 000 sms et le profil des utilisateurs de la plateforme est plus divers que prévu. Ils ont entre 17 ans et 80 ans. « Cette innovation était initialement destinée aux personnes gravement malades ou en fin de vie pour leur permettre de partager leurs connaissances ou la mémoire familiale aux futures générations », confie le fondateur. Selon lui, « il est important de pouvoir laisser un héritage à ses proches afin qu’ils sachent d’où ils viennent pour les aider à se construire. »
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La naissance de l’éternité numérique
Si l’essor de ce type de services a mis en avant la volonté grandissante d’avoir accès à une éternité numérique, le phénomène ne date pas d’hier. Dès 2008, le réseau social Facebook offre à ses quelque 100 millions d’utilisateurs deux choix à leur décès : clôturer leur compte ou le transformer en espace hommage. “C’est une façon de continuer à exister et à faire vivre sa mémoire. Ce procédé permet à un défunt de se balader dans la poche d’un proche », explique Martin Julier-Costes, socio-anthropologue. Les messages laissés par ses amis sur son mur, ses photos, ses vidéos, ses réactions à d’autres publications, tout est conservé en tant que tel, presque comme si rien n’avait changé. Si le corps ou les cendres sont déposés dans un cimetière, le défunt est désormais au plus près de ses proches, n’importe où et à n’importe quel moment, à travers ses traces numériques. Et ses proches peuvent continuer à lui envoyer des messages, déposer sur sa page des témoignages d’affection. Le compte hommage est un nouveau lieu de recueillement avec un espace-temps propre dans lequel la personne n’est pas décédée.
Le QR code sur les tombes est également apparu comme un moyen de conceptualiser l’éternité numérique. Apposés sur une sépulture, il suffit de les scanner pour découvrir la vie du défunt en texte, photos ou vidéos. S’il n’est plus physiquement présent, il vit à travers ces petits clips réalisés en son hommage. Comme l’explique le socio-anthropologue Martin Julier-Costes, « Les technologies numériques permettent dorénavant de maintenir une relation avec une personne décédée, qui certes, n’est plus la même, mais qui subsiste.”, ajoute t-il. Ces innovations représentent un soutien pour les endeuillés. « L’utilisation de ces outils jalonnent le processus de deuil mais les gens gardent leur libre-arbitre et peuvent se déconnecter ou se reconnecter du mort quand ils le souhaitent », affirme l’anthropologue.
Les effets pervers de ce genre de pratique
Lors d’une conférence sur l’utilisation des technologies dans le cadre du deuil, Christophe Fauré, psychiatre et psychothérapeute, met en garde contre l’utilisation de ces outils sur la durée : «Même si les endeuillés savent que l’essence même de la relation n’est pas là, ces pages hommages permettent une transition plus en douceur vers la fin d’une relation sensoriellement déterminée. Toutefois, la pérennisation de ces pratiques porte atteinte au processus de deuil car elle empêche l’endeuillé d’accepter la réalité de la perte. »
Des deadbots qui amplifient cette crainte
Certaines start-up vont plus loin dans la conception de notre éternité numérique, en prenant le virage de l’intelligence artificielle. À l’origine de l’une d’entre elles : James Vlahos, ancien journaliste. En 2016, il apprend que son père est atteint d’un cancer en phase terminale. Non résolu à se passer de leurs conversations, il se met en quête d’un outil pour poursuivre leurs discussions qui lui étaient si chères, même après sa mort. Avec l’accord de son père, il se sert de centaines d’heures d’enregistrements pour mettre au point cet outil. Inspiré par le chatbot Barbie qui permet aux fans de la poupée de dialoguer avec leur héroïne, il donne naissance après plusieurs mois de travail acharné à un Dadbot (littéralement papa-robot). Son père aura même le privilège de le tester peu avant son décès. En 2019, il pousse son invention plus loin en créant l’avatar de son géniteur, qui répond désormais à ses questions de façon orale, en utilisant les enregistrements de sa voix. “C’est révolutionnaire, ça risque de changer notre rapport à la mort”, partageait James Vlahos au journal La Croix en 2020.
Se créer un double numérique
Aujourd’hui, avec HereAfter, il propose à chacun d’entre nous de créer notre double numérique de notre vivant. Pour lui donner vie, il suffit de se connecter sur le site et d’enregistrer nos réponses à des questions autour de notre enfance, notre carrière, notre famille, les choses qui nous inspirent au quotidien mais aussi nos valeurs et notre personnalité. Une fois collectées, ces informations permettent la création de notre avatar. À notre disparition, nos proches peuvent s’offrir notre bot, pour une somme mensuelle variant entre $7.99 et $12.99.
Autre exemple troublant, en 2020 : une mère résidant en Corée du Sud s’est vue proposer de revoir sa fille décédée en 2016 à l’âge de 7 ans, grâce à la réalité augmentée. Une équipe de production a travaillé 8 mois sur le projet consistant à reproduire le visage et le corps de la fillette en mouvement avec deux années de plus.
Des inventions qui soulèvent un problème éthique
Laurence Devillers, professeur en intelligence artificielle à la Sorbonne/CRNS, autrice de « Les robots émotionnels : et l’éthique dans tout cela », s’inquiète du manque de réglementation et de normes autour de ces « deadbots ». “Cela pose un vrai problème éthique”, affirme-t-elle. « La technologie du deepfake et du chatbot jumeau numérique (recopiant le comportement d’une personne) permet à n’importe qui d’usurper l’identité d’une autre personne. On peut alors faire dire des choses à une personne qu’elle n’aurait jamais prononcé », alerte-t-elle. “Il faut engager une réflexion éthique approfondie à l’échelle de toute la société et poser des jalons pour inciter les industriels à se poser les bonnes questions afin d’éviter les abus”. En octobre 2020, le rappeur Kanye West a permis à son ex-femme de revoir son père décédé par le biais d’un hologramme. L’expérience dure 2 minutes 30, le temps que son « père » lui rappelle un ou deux souvenirs, lui souhaite un joyeux anniversaire et réalise quelques pas de danse.
En novembre dernier, le Comité national pilote d’éthique du numérique a rendu un rapport a rendu un avis dont Laurence Devilliers était co-rapporteur. Celui-ci comporte 3 recommandations (sur 13) sur la question des deadbots. L’une d’elle soulève notamment la problématique de la sur-personnalisation et la manipulation affective de ces robots, qui copient des personnes décédées. Une première mondiale en la matière. Si pour l’heure l’intelligence artificielle n’est pas un enjeu majeur, elle pourrait le devenir. Il ne faudrait pas que ces nouvelles technologies entache un processus de deuil déjà difficile.
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