Les enfants allaient rentrer de l’école. Je faisais les cents pas. Cela faisait à peine deux heures que j’avais appris que notre vie serait bouleversée à tout jamais. Comment leur annoncer l’imprononçable ? Quels étaient les mots qui feraient le moins de dégât ? Je ne savais pas, je n’étais pas préparée à ça. Deux heures avant, tout allait bien, notre vie coulait son cours, paisible et sans nuages.
J’allais et venais dans la cuisine. Les minutes me paraissaient interminables. Surtout ne pas leur mentir. Ne pas leur laisser l’espoir d’un retour possible…
Mon dieu, j’étais anéantie. Une mère veut ce qu’il y a de meilleur pour ses enfants, que la vie leur soit la plus douce possible. Et j’allais leur mettre, moi, un coup de massue ; j’allais leur apprendre la pire nouvelle qui soit. Ils allaient devoir l’affronter et j’étais impuissante, je ne pouvais leur éviter cette douleur.
La porte s’est ouverte. Une porte qui s’ouvrait pour Grégoire et Charles sur un univers qu’ils devraient réinventer, sans l’image de la famille type idéale.
Grégoire, jovial, a déboulé dans la cuisine et m’a demandé pourquoi je n’étais pas allée les chercher à la sortie des classes, puis plus attentif m’a dit « Ça ne va pas maman ? »
Annoncer aux enfants: « Papa est mort«
Non ça n’allait pas du tout. Je ne voulais pas retarder l’annonce, éluder, fuir.
Ils étaient côte à côte, à m’observer. Alors je me suis agenouillée face à eux, pour être à leur hauteur, et les mots terribles, ceux qui allaient à jamais bouleverser la vie de mes deux petits garçons, sont sortis « Maintenant je vais vous aimer pour deux. Papa a eu un accident de voiture. Il est mort ».
C’était violent, brutal. J’en avais conscience. Grégoire a prononcé la même phrase que moi deux heures plus tôt « C’est pas vrai…» et je voyais les larmes dans les yeux de Charles. Grégoire avait onze ans et Charles six.
« Je ne vous demande pas d’être forts. Juste que l’on soit solidaires tous les trois ».
Ils sont restés abasourdis, quelques instants seulement. La vie est la plus forte et les enfants vivent l’instant présent. Ils ont dans l’heure qui a suivi souhaité aller jouer avec leurs copains. La mort et la tristesse côtoient la vie et les éclats de rire des enfants. La vie et la mort jouent leur rôle. L’une continue, l’autre achève. Aucune n’est gagnante à ce jeu-là.
- Comment parler de la mort aux enfants ? Les conseils d’Hélène Romano dans Happy End le podcast
« Tu sais maman, on va faire comme quand papa dort à l’hôtel pour son travail »
Le soir au moment du coucher, je leur ai dit « allez, prenez vos matelas, on va dormir tous ensemble dans la chambre de maman ». Je ne voulais personne dans mon lit, à la place de Bernard. Mais il me semblait primordial que nous restions tous les trois en ces heures où nous « vivions » notre première nuit sans lui. La nuit et son cortège de monstres et d’angoisse… Nous allions la passer ensemble.
Charles m’a dit « Tu sais maman, on va faire comme quand papa reste dormir à l’hôtel pour son travail ».
Difficile cette première nuit, où je n’ai pas fermé l’œil. La première d’une longue série. Vers quatre heures du matin, Grégoire m’a demandé « Ça va maman ? ». J’étais touchée par cette attention mais je savais d’instinct qu’il fallait que je réagisse « Ça va Grégoire, mais ce n’est pas à toi de prendre soin de maman. Toi, tu dois rester un petit garçon, continuer à faire des bêtises ».
Je savais que dans sa position d’aîné, il allait naturellement prendre la place de l’homme, et je ne voulais pas que ça arrive, surtout pas. D’ailleurs quelques mois plus tard, alors que je le sermonnais parce qu’il avait dû pousser le bouchon un peu trop loin, il ne s’est pas gêné pour me rappeler ce que je lui avais dit ! Les enfants enregistrent tout quoiqu’on en pense, quoique leur réaction ou leur non réaction laisse supposer.
« J’espère que tu auras plus de chance au paradis papa »
Le lendemain, il a fallu aller au funérarium, je souhaitais qu’ils voient leur père, je savais que c’était important pour qu’ils comprennent. Mais je ne les aurais pas obligés si l’un d’eux avait refusé.
Ils avaient préparé un dessin pour le remettre à leur père. Grégoire avait écrit cette phrase « J’espère que tu auras plus de chance au Paradis, Papa. » « Mais Papa a eu beaucoup de chance de nous avoir tous les trois Grégoire. » Oui nous avions eu beaucoup de chance d’être tous les quatre. J’ai vraiment été bénie des dieux de le connaître. Les « dieux » l’avaient rappelé et moi je prenais conscience de notre bonheur passé. C’était le commencement d’une belle prise de conscience : celle de ressentir pleinement le bonheur quand il se présentait.
Corinne a raconté son histoire dans un livre : « Un papillon a caressé mon cœur, récit d’une veuve face au chaos« , éd. l’Harmattan, 15 €.
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