Constance Yver-Elleaume pratique l’accompagnement de la fin de vie depuis plus de trente ans, en tant que médecin. Elle a exercé durant 35 ans en soins palliatifs, en milieu hospitalier et à domicile. À contrecourant de l’idée véhiculée habituellement, elle propose une perspective « positive » de cet évènement.
Depuis quand avez-vous ce rapport qu’on pourrait qualifier de « spirituel » à la fin de vie et à la mort ?
Toute petite, dès 3 ans, des interrogations existentielles me taraudaient : « Pourquoi sommes-nous là ? Quel est le sens de tout cela ? »… Ces questionnements douloureux m’ont amenée à interroger ma place dans ce monde, que je trouvais centré sur les apparences. J’ai longtemps éprouvé des angoisses. J’ai été traversée par des idées suicidaires. Par la suite, à 20 ans, j’ai découvert la méditation et cela m’a beaucoup apaisée. Cela faisait sens, je me reliais à l’intériorité ! J’ai pratiqué, puis je suis devenue enseignante. Je pense aussi qu’une de mes sœurs a eu un rôle central dans la construction de mon rapport à la vie. C’était une personne lumineuse. Avec elle tout était beau !
Vers 7 ans, je l’ai « perdue », au sens symbolique des choses lorsqu’elle a fait sa première tentative de suicide. Néanmoins, j’ai senti que les vagues d’émotions négatives éprouvées lors des nombreux passages à l’acte de ma sœur ont été une espèce de « terreau » qui me nourrissait. Plus tard, vers l’âge de 30 ans, j’ai pris conscience de mon fonctionnement. J’ai compris que c’était une chance d’être en vie, sur Terre. J’étais enfin prête à assumer ma place dans ce monde ! J’ai pu répondre à une vocation qui m’appelait depuis que j’étais petite fille : je suis devenue médecin en soins palliatifs.
Dans vos deux premiers ouvrages, « Apprivoiser le dernier souffle » et « Au-delà du dernier souffle », vous racontez de nombreuses anecdotes vécues auprès des patients et de leur famille. Comment procédez-vous, lorsque vous êtes en accompagnement ?
Quel que soit le contexte, je m’aperçois que ma posture est la même. Je me demande s’il y a quelque chose à faire. Je me relie à l’être qui est à mes côtés dans une dimension très profonde. Je suis aussi attentive que possible à la situation de la personne dans toutes ses facettes (physique, matérielle, psychique, sociale…). Que puis-je proposer, comment apporter du réconfort, une aide ? Comment soulager la douleur, l’inconfort ? Ce questionnement n’est jamais achevé. Et, en même temps, mon attention embrasse la situation de façon très large, depuis une perspective intérieure où « tout, tout est à sa place juste, toujours ». Un peu comme si mon esprit pouvait zoomer et dézoomer en même temps, dans un double regard.
D’où vient cette approche positive ?
Quand j’étais toute jeune, il m’était impossible d’avoir une assise intérieure (un ancrage stable et durable) car tout était remis en question par ce mal-être qui tenaillait ma sœur et l’amenait à accoster la mort de si près, si souvent. De multiples bouleversements m’ont poussée à descendre, en moi, au cœur des choses. En définitive, tout mon parcours m’a conduite à me relier intérieurement à des dimensions toujours plus profondes, plus paisibles et sereines. Et c’est « depuis » cette profondeur que je pratique en tant que médecin. C’est pour cette raison que j’aborde l’accompagnement avec une joie intense. Je perçois que la maladie grave, comme la mort, sont des cadeaux offerts par la vie, à nous-mêmes, à nos proches…
Comment définiriez-vous votre posture de médecin avec un patient à l’approche de la mort ?
Au-delà de toute action, il est fondamental pour moi de n’avoir aucune attente. Toute attente, même non exprimée, rétrécit toujours l’espace intérieur de l’autre. Je fais simplement des propositions, qui peuvent résonner ou pas, chez la personne en fin de vie. Je ne cherche en rien à convaincre. Je ne prévois rien à l’avance. C’est dans l’instant que je sais ce que je peux proposer. Parfois, je dois juste me taire, ne faire aucun geste, être là. Pleinement là. Avec l’expérience, j’ai acquis la conviction que la vie circule par de nombreux canaux invisibles pour les yeux mais perceptibles par le « regard intérieur ». Lorsque nous sommes confrontés personnellement à la maladie (à l’approche de la mort) nous avons rarement la capacité d’avoir une vue d’ensemble. Je fais souvent appel à cette phrase de Lao Tseu, qui résonne, pour nombre d’entre nous : « Ce que la chenille appelle la fin du Monde, le Maître l’appelle un papillon ».
Pourquoi dites-vous que ces épreuves que nous traversons à l’approche de la mort (la nôtre ou celle d’un proche) sont des « opportunités pour grandir » ?
Quand on vit quelque chose de difficile c’est un peu comme si on se retrouvait avec un caillou dans la chaussure… c’est inconfortable et notre espace intérieur se rétrécit à la dimension de cet inconfort. Ce peut être, malgré l’inconfort, une « invitation ». L’occasion de créer de la place : pour trouver un espace intérieur plus vaste (au-delà de la tristesse, la colère, la révolte). Avec les personnes en situation de fin de vie, j’évoque des paraboles, telles que celle-ci : « Nous sommes au cœur d’une tempête. Personne n’a le contrôle des évènements, chacun est ballotté, parfois avec violence, heurté par le choc des vagues. C’est particulièrement le cas pour vous et vos proches en ce moment. Cependant, même lors d’une tempête, la profondeur de l’océan reste calme, et dans cette profondeur, vos proches et vous- mêmes êtes reliés, quoi qu’il arrive ». J’ajoute : « Cela vous parle-t-il un peu ? Cela ne vous choque pas ? »
Avez-vous été personnellement touchée par la mort ?
Ma sœur a finalement mis fin à ses jours. J’avais eu le temps de lui signifier auparavant à quel point son existence était un cadeau ! À quel point elle avait nourri le « déploiement » du meilleur, en moi (je parle de la dimension plus vaste qui m’habite, au-delà de « la petite Constance », mon « petit moi »). Plus tard, mon père est décédé. Puis ma mère, que j’ai accompagnée. Leurs corps ont été veillés à domicile.
Vous avez pris votre retraite, à quoi consacrez-vous votre temps désormais ?
Je continue d’écrire. Je reste aussi très disponible pour soutenir les personnes en situation de fin de vie et leurs proches. Je pratique toujours l’accompagnement. Et je suis sollicitée de plusieurs façons : conférences, colloques, retraites… Pour témoigner de ma pratique, pour échanger à propos de mes livres. C’est un plaisir de transmettre !
Dans votre dernier ouvrage, on découvre que vous êtes concernée par la maladie grave (2 cancers). On sent pourtant que vous êtes « tout-à-fait sereine » face à cette épreuve, comment est-ce possible ?
Quand un évènement difficile se présente, je sens qu’il y a toujours quelque chose qui est offert. De longue date, j’accueille toute chose avec gratitude, comme autant d’opportunités de mûrir dans cette dimension intérieure, de m’y enraciner. C’est ainsi que, très spontanément, je me suis vue accueillir la maladie grave sereinement, comme une occasion de plus de m’enraciner dans cette joie intérieure si profonde, qui ne requiert pas le moindre effort… Juste une attention, une vigilance.
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Magnifique témoignage, j’ancre ses mots dans mon corps, dans mon coeur♥️