Photojournaliste de guerre, Eric Bouvet a frôlé la mort de nombreuses fois


Eric Bouvet est photojournaliste de guerre depuis près de 40 ans. Sa première photo qui a fait le tour du monde, tout le monde la connaît. C’est celle d’Omayra Sanchez, une fillette âgée de 13 ans, prisonnière des décombres d’un volcan en Colombie, morte sous les yeux des caméras. Eric a ensuite couvert de nombreux pays en guerre pour l’agence Gamma, notamment au Soudan et en Somalie. La mort, il en a souvent été le témoin direct, avec toutes les atrocités qui la précèdent. Il l’a frôlée aussi des centaines de fois. Depuis mars 2022, il couvre également l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Découvrez son témoignage.

Je décide de devenir photographe reporter en 1980 alors que j’étudie à l’ECPA, le service cinématographique et photographique des armées au fort d’Ivry. Je demande rapidement un poste de photographe dans la marine à Tahiti mais je deviens barman dans l’armée de terre, à deux kilomètres de chez moi.

Puis, en mai 1981, alors que les résultats des élections présidentielles tombent, je quitte mon bar et je fonce à l’Elysée muni de mon petit appareil photo et mon 50 mm. À l’époque j’ai seulement 19 ans et je prévois de faire quelques photos. Avec tout le culot que j’avais, je me suis retrouvé au dernier conseil des ministres de Giscard, au milieu de tous les grands reporters de l’époque que je connaissais. J’ai continué à prendre des photos la semaine d’après, notamment la poignée de main entre Chirac et Mitterrand. Je me suis dit que finalement c’était facile de faire des photos, et c’était parti !

« Être photojournaliste de guerre, c’est accepter de frôler la mort des centaines de fois » 

J’ai rapidement été embauché à l’agence Gamma. C’était ma deuxième maman, elle a été très formatrice. J’ai photographié de tout et c’était très enrichissant. Il m’arrivait de couvrir un conflit puis le lendemain, faire le tapis rouge de l’Olympia ou l’Elysée puis les ours polaires au Canada. Contrairement à ce type de mission, le reportage de guerre est quelque chose que j’ai du apprendre. C’est un métier pour lequel on risque sa vie à chaque instant. Sur le terrain, j’ai eu la chance de commencer doucement en allant d’abord à Belfast. Par la suite, je suis allé en Afrique, en Afghanistan puis en ex-Yougoslavie, en Somalie et en Tchétchénie. À chaque nouvelle mission, c’était une question d’aventures, de vie forte et extraordinaire. J’ai rencontré énormément de personnes différentes et j’ai été le témoin de belles et de terrifiantes histoires. Parfois, il m’arrivait de passer du frisson à la folie.


« Photojournaliste de guerre, j’ai frôlé la mort des centaines de fois »

D’ailleurs, j’ai frôlé la mort des centaines de fois. J’ai été touché cinq fois par balles et blessé dans des explosions à moins de cinquante mètres de moi. Malgré ce contexte particulier, je ne pense pas que mon travail ait changé ma vision de la mort. J’ai vécu avec et je continue à vivre avec car elle me poursuit d’une certaine manière. C’est une bonne saloperie et je ne suis pas prêt à la rencontrer. Je n’en ai pas envie. Aujourd’hui, j’ai fondé une famille et j’ai deux enfants. Sans eux, il est certain que je serais plus là. J’aurais continué mon activité, je serais resté plus longtemps sur le terrain et je me serais mis dans des situations dangereuses. Ma famille a été un rempart. Je suis revenu à chaque fois de mes missions car j’avais envie de cette vie de famille.

« Ma femme s’était mis dans la tête que je ne pourrais ne pas revenir »

Je n’ai jamais vu mes enfants pleurer quand je partais en mission. Ils savaient que je revenais toujours. Ma femme, avec qui partage 33 ans de mariage, m’a confié récemment qu’elle s’était mis dans la tête qu’un jour, je pourrais ne pas revenir. Un jour, elle m’a empêché de partir. Ce n’est arrivée qu’une seule fois et c’était à l’occasion d’une mission pour couvrir Ebola. J’avais trouvé une idée de traitement que j’avais proposé à Médecin Sans Frontière. Quand elle l’a appris, elle m’a dit “Tu veux rire, ça fait trente ans que tu fais le con mais ça va comme ça maintenant”. Elle trouvait cette mission plus problématique que le reportage de guerre. Un virus, c’est quelque chose d’invisible et on a bien vu les dégâts que ça peut engendrer.

Je n’explique jamais à ma famille ce que j’ai pu vivre. Je reste toujours un peu large, de manière à les protéger. De temps en temps, au dîner, lorsqu’on s’amuse, je raconte quelques anecdotes et ils me regardent tous avec des yeux à l’envers.


« J’ai régulièrement des flashs de mes enfants en train de mourir »

Physiquement, le reportage de guerre est un métier qui casse. Aujourd’hui, j’ai les genoux et le dos en vrac, une fissure à l’estomac et le foi très abîmé. Côté psychologique, je m’en sors plutôt bien. Je ne fais jamais de cauchemars contrairement à d’autres journalistes de mon entourage qui eux, ont beaucoup de mal à dormir. Par contre, j’ai régulièrement des flashs très rapides dans la journée et parfois la nuit. Généralement, je les chasse tout de suite. Ces flashs sont très souvent au sujet de mes enfants. Je les vois mourir. Avant, lorsque j’avais ces flashs, je les voyais déjà morts. Mais depuis un ou deux ans, je les vois mourir. Par exemple, on fait du triathlon avec mon fils en vélo. Un camion me double et soudainement je le vois l’écraser.

Je reporte certainement toutes les horreurs que j’ai pu voir. La famine, je crois qu’il n’y a rien de pire qu’un être humain valide puisse voir. Tous ces morts, ces tortures, ces exécutions sommaires… Tu es à côté et tu ne peux rien faire. Je suis très malheureux de tous les gens que j’ai laissé derrière moi en repartant. C’est quelque chose qui me travaille quotidiennement. Je me demande ce qu’ils sont devenus et cela m’affecte énormément. Dès le début, lors de mes premières missions, je me suis attaché à l’humain. Dans mon travail de photojournaliste de guerre, c’est le sujet principal !

« J’ai pris la photo, j’ai vomi dans mon coin et je suis parti »

Je me souviens très bien de la première histoire qui m’a perturbée. Elle était vraiment choquante. C’était lors de la coulée de boue en Colombie en 1984 suite à l’éruption d’un volcan. Toute une ville avait été rasée. C’était terrible car c’était dans mes premières années de journaliste de guerre et j’étais jeune. J’avais très peu d’expérience et ça faisait déjà 24h que je marchais dans la boue au milieu des cadavres quand je suis arrivé devant Omarya Sanchez. Cette petite fille coincée entre le béton de sa maison et la boue était encore vivante. Il y avait des caméras de télévision autour d’elle et de nombreux journalistes. Je l’ai entendu dire “je sais que je vais mourir, je t’aime très fort, mon petit frère”. J’ai pris la photo, j’ai vomi dans mon coin et je suis parti. Ça a été ma première claque. L’image résume toute la situation.

Crédit : Éric Bouvet

« En tant que photojournaliste de guerre, j’ai toujours fait attention à la dignité des gens » 

Mon plus grand regret et la grosse erreur de ma vie en tant que photojournaliste de guerre, tient dans la censure que je me suis imposé pendant plusieurs années. C’est une erreur magistrale. J’ai toujours fait attention à la dignité des gens et tenu à respecter l’être humain vivant, blessé ou mort. En appliquant cela, je suis passé à côté de beaucoup d’images que je me suis refusé de faire. Les images de photojournaliste de guerre sont dans les livres d’histoire, des manuels scolaires, de collèges et de lycées. Elles sont dans les musées. Ces photos constituent la trace des grands événements. C’est ma plus grande fierté de ce boulot. Quand il n’y a pas de mots pour décrire, l’image remplace.

« Sur une ligne de front, la mort rôde »

J’ai déjà été pris en otage plusieurs fois. Heureusement, j’ai réussi à m’en sortir tout seul. Pendant la guerre d’Irak en 1991, j’ai été fait prisonnier avec un autre collègue. On a passé un sacré mauvais quart d’heure. Ce n’est que plusieurs heures plus tard que je me suis un peu détendue, lorsqu’une vingtaine d’autres journalistes internationaux nous ont rejoint. Je me suis tout de suite dis qu’ils allaient nous épargner. Ils peuvent faire disparaître deux journalistes indépendants mais pas ceux de CNN, la BBC et toute la clique.

Lorsque l’on a été relâché, les rédacteurs en chef des grands médias internationaux sont venus chercher leurs envoyés spéciaux. L’ambassadeur de France est venu chercher l’envoyé spécial du Monde. Moi, photojournaliste de guerre indépendants, je me retrouve comme un con à la frontière. Ma femme a du se battre toute une semaine pour que les médias me nomme et affirme que je faisais parti des otages. Ils parlaient des envoyés spéciaux du Monde, de TF1, mais pas de moi car j’étais un photographe indépendant. Sur le terrain, on se concurrence forcément entre journalistes et c’est normal. Puis, à partir du moment où l’on est sur une ligne de front et que la mort rôde, on fait quand même en sorte de se serrer les coudes. 


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