À l’heure de la précarité grandissante, des institutions qui assurent la sérénité de chacun face aux risques de la vie sont plus que jamais nécessaires. C’est le rôle de la sécurité sociale pour les questions de santé. Mais, face à la mort, aux obsèques et au deuil, les familles restent isolées et vulnérables financièrement. N’est-il pas temps de penser économiquement et politiquement la mort ?
Une prise en charge des obsèques pour tous
Passer à un système de cotisation pour nos obsèques, pourrait rendre le secteur des obsèques égalitaire et redonner du sens à leur mission de service public détaché.
En effet, les services funéraires sont théoriquement un service public en France – ce qui relève de l’exception européenne. Pourtant, dans les faits, le poids croissant de quelques entreprises et la concurrence détériorent la relation entre les familles et les agents funéraires. Ce service public à la mission si particulière est de plus en plus organisé comme un quelconque secteur privé marchand. La réponse des politiques, quand il y en eut une, se limita bien souvent à l’obligation de fournir des devis clairs aux endeuillés par chaque entreprise. Mais la mort d’un proche nous met dans un état qui ne se prête pas à la comparaison du prix des cercueils ou des capitons. Au contraire, l’état de dépendance dans lequel nous plongeons lorsqu’un décès survient doit être davantage pris en compte.
Une prévoyance publique et sans but lucratif
Une solution est celle de la prévoyance, via les contrats obsèques. Mais ici encore, placer la mort dans une logique de rendement aboutit à des dérives : éviter d’être un coût pour ses proches devient une manne financière pour les banquiers et les assureurs. Sans compter que les personnes souscrivant à un contrat prévoyance en capital s’avèrent être les moins aisées, les appauvrissant davantage.
Nous croyons en une prévoyance publique et sans but lucratif : la sécurité sociale de la mort. Une cotisation payée par chacun sur son salaire brut, selon le revenu, qui assurerait à tout le monde un forfait défini tous les ans, dont le but serait de prendre en charge les frais d’obsèques. Voilà qui mettrait fin à l’angoisse économique et à la dépendance dans laquelle sont pris les endeuillés, surtout les plus précaires et les moins informés.
Preuve que cela est possible : la sécurité sociale prend déjà en charge certains frais, comme avec le capital décès, ou la saisie sur fonds de retraite, ou encore une aide de la CAF en cas de décès d’enfant. Mais ce sont des situations particulières, et mal connues du public voire des professionnels. Il s’agit ici au contraire d’aller vers un système universel, autant que l’est la mort.
Un congé deuil et des thérapeutes d’accompagnement conventionnés
L’avantage est aussi de pouvoir mettre sur le devant de la scène une problématique spécifique, qui n’est traitée de manière satisfaisante ni par le privé à but lucratif, ni par le secteur médical : le statut économique du deuil.
Aujourd’hui, une des seules solutions apportées par la société pour faire face au décès d’un proche, est de prendre un congé en demandant un arrêt maladie au médecin. Mais ce n’est pas être malade que de vivre un deuil ! Seulement 29% des Français en deuil bénéficient ainsi d’un arrêt de travail.
Un véritable statut à part au deuil
La prise en charge de la santé mentale des endeuillés est négligée autant qu’elle est indispensable, comme le prouve la lente disparition des derniers psychologues d’hôpitaux. De moins en moins nombreux, ils sont pourtant décisifs pour, par exemple, l’assistance à des parents endeuillés lors d’un deuil périnatal. Il faudrait pouvoir donner un véritable statut à part au deuil, et conventionner partout des psychologues et des doulas(1), formés à la question du deuil, créer un type de congé payé spécifique qui éviterait l’amalgame entre deuil et dépression.
Or, une nouvelle branche de la sécurité sociale consacrée permettrait d’expérimenter de nouvelles pistes, où la gestion serait en partie assurée par les endeuillés – donc nous tous, pour choisir nos priorités en matière de mort, d’obsèques et de deuil.
Une plus grande sécurité économique pour les professionnels du funéraire
Aujourd’hui, le statut des salariés est précaire, particulièrement dans les petites entreprises, où dans les mois difficiles ils peuvent être amenés à cumuler des rôles pour lesquels ils n’ont pas été formés. Beaucoup de porteurs, et de plus en plus de maîtres de cérémonie, sont aujourd’hui embauchés à la mission : le secteur funéraire n’échappe pas à l’ubérisation. Par ailleurs, dans la plupart des agences, les agents des pompes funèbres sont dépendants des primes, étroitement liées aux performances de l’entreprise et aux profits réalisés. La pression sur les salariés existe aussi dans les grosses structures, où un management invasif a déjà été observé. Ces problèmes sont d’autant plus préoccupants qu’agent funéraire est un métier dangereux : le nombre d’accidents au travail est pratiquement deux fois plus élevé que la moyenne nationale.
Une qualification attachée à une personne…
Face à cette situation, nous proposons que chaque agent soit à l’avenir titulaire d’une qualification attachée à sa personne, qui le reconnaîtra comme producteur d’un service, celui de prendre soin de nos morts et des familles. Cette qualification, qui sera la reconnaissance de son expérience, de sa formation, de son diplôme, de ses savoirs et savoirs-faire donnera à l’agent accès à un salaire qui lui sera lié, indépendamment des aléas du marché du travail.
Ce statut n’a rien de neuf : les professeurs de l’Education Nationale ou le personnel hospitalier sont titulaires d’un grade puisqu’ils ont passé un concours : par conséquent, ils sont payés par un salaire à vie, lié à leur qualification. Ils sont relativement préservés du chômage, et leur salaire augmente de manière quasi-linéaire jusqu’à la retraite. Retraite qui correspond d’ailleurs, d’un certain point de vue, à la poursuite de leur salaire. La construction d’un statut analogue pour les agents funéraires pourra s’appuyer en partie sur ces exemples.
…Et un salaire payé par les caisses de la Sécurité Sociale de la mort
Le salaire à vie (2) des agents sera payé par les caisses de Sécurité Sociale de la mort, elles-mêmes alimentées par les cotisations de tous les salariés et entreprises du pays, comme le sont aujourd’hui les caisses de l’Assurance Maladie. Deux avantages considérables à cela : les agents sont en sécurité car leur salaire n’est plus une donnée incertaine. Le directeur ou le patron peuvent y gagner aussi : ils n’ont plus à assumer l’entière responsabilité du versement du salaire pour ses employés.
Les entreprises souhaitant passer à ce système de salaire à vie des salariés et des patrons pourront être conventionnées. Les critères de conventionnement des agences funéraires avec la branche Mort de la Sécurité Sociale seraient arrêtés par décision commune dans des collèges composés de professionnels du secteur et de citoyens. Les critères en discussion seraient les aspects environnementaux des prestations proposées aux familles, la qualité de l’offre, la possibilité pour les agents d’avoir une souveraineté sur leur entreprise, la prévention des risques au travail… Encore une fois, ce système d’entreprises privées conventionnées sera analogue à ce qui existe déjà aujourd’hui pour les médecins généralistes libéraux conventionnés avec la Sécurité Sociale. De plus, les entreprises funéraires doivent déjà rendre des comptes à la préfecture pour répondre de la formation de leurs agents.
La mort retrouvera ainsi sa juste place dans la vie
Une entreprise respectant ce cahier des charges pourra ainsi passer convention avec la Sécurité Sociale et faire bénéficier d’un salaire à vie pour l’ensemble de ses agents, tout en proposant aux familles un forfait pour la prise en charge des obsèques. Le conventionnement des entreprises décidé démocratiquement par les professionnels et les citoyens aura la vertu de considérablement améliorer la réputation des agents funéraires. Leur travail sera plus valorisé car connu autrement que par les rubriques de faits divers, les familles étant plus directement impliquées grâce au fonctionnement des collèges. Pour les endeuillés débarrassés des questions financières, la mort retrouvera ainsi sa juste place dans la vie.
En somme, la plupart des éléments qui composent un projet de sécurité sociale de la mort existent déjà sous une forme ou une autre. Pour l’émergence concrète de cette nouvelle institution, un enjeu politique reste de taille : faire le pont entre les familles et les agents funéraires afin de se convaincre de nos intérêts communs.
(1) À l’origine, une doula est une personne accompagnant psychologiquement une femme durant sa grossesse, puis le métier s’est étendu à d’autres moments de la vie, comme le deuil ou la maladie. Formées aujourd’hui via une association sans être conventionnées par la sécurité sociale, les doulas illustrent que l’accompagnement ne relève pas seulement des compétences du monde médical.
(2) Le salaire à vie, ou à la qualification personnelle, est une proposition avancée notamment par le sociologue et économiste Bernard Friot et l’association d’éducation populaire Réseau Salariat.
Cet article a été rédigé par Jean-Loup de Saint-Phalle et Alban Beaudouin.
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